25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 06:00

 

 

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   Il marcha bien au-delà de la tombée de la nuit, jusqu’à avoir rejoint la route qui remontait au nord. La circulation était rare. Par intervalles, une voiture ouvrait un faisceau de lumière. Si c’était de derrière, il réduisait le pas ou grimpait sur le talus. C’était selon le jugement qu’il se faisait de leur vitesse. La longue ligne des platanes restait éclairée un moment. Il retrouvait ensuite rapidement son rythme. Il avait eu tout le temps nécessaire pour se persuader que rien de ce qu’il avait à chercher n’était ailleurs qu’au fin fond de lui-même, et c’est pourquoi il aurait pu marcher encore ainsi pendant des heures.

   Il se tourna pour deviner le véhicule qui, après avoir lancé des appels de phares dans son dos, venait de s’arrêter à sa hauteur. Le conducteur se pencha vers la vitre qu’il avait fait descendre :

   - Je peux vous rapprocher d’où vous allez ?

   L’oiseau était d’un format rassurant et avait la voix enjouée.

   - Vous êtes sûr ? Ça ne vous ennuie pas ?

   - Vous ne transpirez pas des pieds ? Alors, ça pourra faire !

   Il paraissait content de sa boutade.

   - …Ce putain de plafonnier qui merde de nouveau ! Ça vous dérange pas de garder votre sac devant ? J’ai un fichu bazar sur la banquette arrière… Moi, c’est Gilbert, Bébert pour les intimes ! dit-il en démarrant.

   - Lucien, dit Lu. Vous pouvez m’appeler Lu.

   - J’en ai connu un, dit Bébert.

   - Il paraît que ce n’est plus très commun, en effet.

   - Ma foi, Bébert non plus... Roger, pas beaucoup plus, pas vrai ?... Roger, tu dis gentiment bonjour au monsieur ?

   Lu eut la sensation de prendre sur l’oreille un coup de serpillière.

   - Doucement, Roger !... Vous formalisez pas, il est un peu rustique, mais il aime beaucoup voir des têtes nouvelles. Il n’y a que laisser redescendre les gens, qu’il n’aime pas... Rassurez-vous, jusqu’à présent il m’a toujours obéi au doigt et à l’œil.

   Lu surveillait du coin de l’œil la trogne du molosse qui lui soufflait près de la joue son haleine chargée.

   - Allez, Roger, retourne te coucher ! Oust !... Voyez ce que je vous disais : au claquement de doigt !

   - C’est dommage qu’il n’ait pas la parole ! reconnut Lu, à peine soulagé.

   - T’entends, Roger ?... C’est ce que je me répète à longueur de journée. Depuis que je me suis fait chouraver la radio, j’en serais pas fâché, croyez !... À tout hasard, vous n’auriez pas un clope ?

   Lu en alluma deux d’assez bon gré ; Roger se rappela à lui par un grognement rauque.

   - Prêtez pas attention ! Il me rouspète après chaque fois que je fume.

   - Sans vouloir offenser, il serait pas un peu ayatollah sur les bords, votre Roger ?

   - J’ai connu que sa mère, dit Bébert en riant… Alors, comme ça, on aime marcher de nuit ?

   - C’est meilleur pour les pieds. Et vous connaissez la maxime : la nuit tous les…

   - Je vous arrête, malheureux ! C’est le genre de mot qui rend Roger nerveux… Un gorgeon de jaja, ça vous tente ?

   Il tendait un litron tiré de sa portière.

   - Sans façon, non. Pas entre les repas, euh, euh ! toussota Lu.

   - Vous avez tort, c’est du nectar. Moi, j’avoue que ça me dope quand j’ai un coup de pompe ! Un demi-litre au cent, jamais plus, remarquez… Si tout ce qui roule pouvait être aussi sobre ! Pas vrai, Roger ?... Ah putain, mec ! il faut que je te raconte ça…

   Il était passé du goulot au tutoiement sans effort, avec une virtuosité d’acrobate.

   - …Sacré Roger ! Un jour, on se fait arrêter par les cognes. Tu vois leur genre de routine : contrôle de pedigree, papiers de la chignole, le pare-brise pas clean, il paraît ! le pneu qui est limite, le tour complet, quoi ! Avec des manières pas souriantes de reste. Et pour couronner le toutim, à ton avis ? Le jeunot de service me colle l’alcootest sous le nez et l’intimation de souffler... Roger, il est comme moi : l’odeur de l’uniforme ça le débecte grave. Il vient poser sa bonne grosse tronche, avec le râtelier complet bien expressif, sur mon épaule. Tu vois, ça met déjà de la distance. Et là, mecton, je te dis pas, il lâche une de ces caisses ! À vomir ! « Circulez ! » qu’il s’est mis à hoqueter, le pandore. « Circulez, s’il vous plaît ! » Roger et moi, c’est pas plus compliqué, on apprécie quand les gens sont polis.

   - Ça ne le vexera pas, vous pensez, si j’aère une minute ?

   - Ah bon ?... Roger, ne me dis pas que tu t’es encore oublié ! …On doit finir par s’y habituer, il faut croire.

   - C’est peut-être minime, dit Lu. Moi, je n’ai pas tous vos éléments de comparaison pour juger.

   - C’est juste ! reconnut Bébert… Et les odeurs, de toute façon, c’est comme les goûts et les couleurs, je respecte… Tu peux donner un filet d’air si ça te chante. Par contre, autant d’odorat tout de même, ce doit être un sérieux handicap !

   - En effet, risqua Lu, ça fait beaucoup de monde qu’on finit par avoir du mal à blairer.

   L’autre n’y vit aucune allusion personnelle. Il avait, à ses dires, la truffe moins délicate. Et dans la galipette, par exemple, il ne détestait pas, ah mais alors tout au contraire ! le sui generis. La galipette semblait d’ailleurs être l’essentiel de son horizon immédiat. Sans ostracisme, bique et bouc, il avait de l’appétit à revendre et naturellement de la tolérance pour tout. Tel que son nouveau pote le voyait présentement, derrière son volant, il rejoignait une communauté idyllique dans les tréfonds de la cambrousse. Et l’ami Lu, mi-soûlé de mots, mi-pensif, se résigna à entendre défiler, au fil des kilomètres, tous les détails d’une saga du cul qui ne manquait pas de relief, mais ne laissait pas non plus de l’inquiéter. Il se trouva fort aise de voir pointer les premiers réverbères d’un bourg.

   - Y a un bistrot qui devrait être encore ouvert, à la sortie. Tu as de quoi nous payer un godet ? s’enquit Bébert. Faut que je pisse et que je me dégourdisse les jambes.

   - Ils ont des chambres ? demanda Lu.

   - Tu verras, dit Bébert, on y est. On a du sommeil en retard ?  

   - Je crois que je vais faire une pose ici, pour aujourd’hui, dit Lu. Merci pour le bout de conduite, mais j’ai surtout besoin d’avancer à mon rythme… Salut, Roger ?

   - Tu as peut-être raison : chi va piano, va sano… Reste couché, Roger, papa revient !

   - Chi va sano, va lontana ! reconnut Lu, après avoir refermé prudemment la portière. Pour ce qui est d’un verre, ce serait volontiers, mais je dois avouer que je ne suis pas trop argenté.

   - Je vais pas me dessécher pour autant, positiva Bébert. Allez, mon gars, avant qu’il leur prenne l’envie de boucler, c’est moi qui rince.

 

   - Ça fera jamais que la troisième der des ders, les danseuses ! Cette fois, on aimerait bien monter se pieuter, finit par grognasser le bistrotier.

   Lu avala son verre d’eau gazeuse. Le zig Bébert ramait sévère pour essayer de faire descendre un dernier doigt de mousse sans gerber.

   - J’ai pas de conseil à vous donner, dit la patronne, mais à votre place je sais qui prendrait le volant pour regagner votre petit nid d’amour.

   - Ce ne sont pas mes oignons ! trancha sèchement Lu, que le rentre-dedans éhonté de Bébert avait réussi à gaver.

   On n’allait pas l’associer à cette folle évaporée, tout de même ! Le bougre n’avait cessé de s’agiter crescendo, la bibine à la main, et de multiplier les sous-entendus graveleux qui faisaient craindre à tout moment qu’il eût l’idée de venir lui agiter son trou du cul sous le nez, au bas mot !

   - Moi : qui en est, qui n’en est pas ? j’en ai rien à secouer, dit le troquet. Tout ce que je veux, c’est que vous débarrassiez le plancher ! Alors, si vous pouvez faire ça en douceur, à vous de juger, sinon c’est moi qui m’en occupe.

   Mais c’est qu’apparemment la fermeté ça l’avait émoustillé, le Bébert !

   - Dis-moi, papa, tu voudrais pas aussi me casser le cul, par hasard ? Depuis tout petit, moi je suis pédé comme un caniche.

   - Ah ouais ? s’entremit la patronne, en déposant tranquillement un nerf de bœuf sur le comptoir. Et si tu allais tout bonnement lever la patte ailleurs, tête de nœud ?

   Là, pour le coup, Bébert avait su se montrer raisonnable. Pas trop civil, mais sans excès de hardiesse non plus, il fallait reconnaître ! Du moins jusqu’à avoir pu redémarrer sa bagnole :

   - Bande d’enculés ! qu’il leur avait alors gueulé, avant de décamper comme un malpropre.

   - Vous n’auriez pas une chambre pour la nuit ? essaya Lu.

   - Il faut te le dire comment, dégénéré ? Tu veux qu’on appelle les flics ?

   Ben non. Tout le monde est capable de sagesse. Enculés !

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commentaires

A
C'est reparti pour le petit lu, chouette j'ai des épisodes d'avance !<br /> Amicalement bonne soirée Géhèm ;0))
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F
Lu à la recherche de lui-même... va faire de drôles de rencontres avant de se trouver..<br /> Toujours plaisant de te lire.. des dialogues vivants.. des situations dignes d'un scénar..<br /> Bon week-end<br /> Bisous à la limonade
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G
<br /> <br /> Merci Fanfan,<br /> <br /> <br /> Bon sang, que de réponses en retard ! Je pioche au hasard...<br /> <br /> <br /> La limonade est éventée ! <br /> <br /> <br /> <br />