30
Ils étaient six ! La lumière du jour filtrait à travers le rideau. Momo avait les fesses qui dépassaient du lit. En essayant de les rentrer, aussi discrètement que possible, il avait relevé la tête et découvrait dans le miroir les trois formes qui renflaient le drap. Les cheveux blonds de Marie-Claude faisaient entre eux comme une tache de soleil. Foutre de foutre ! cela valait en effet le détour quand la môme y mettait du sien. Il évoqua Tony avec sollicitude. Malheureux bougre ! Ces choses-là ne devaient pas le tracasser beaucoup en ce moment…
C’est lui qui avait proposé de dégager le miroir. C’était passablement bêta de ne le réserver qu’aux activités de couture ! On se sentait moins seuls ! Et puis, cela donnait de la distance à leurs ébats : on pouvait s’y intéresser en simple spectateur, en observateur détaché. Comment mieux expliquer ? L’activité de leur reflet, vue sous cet angle de neutralité, leur redonnait une certaine qualité de décence !
- Ah non, s’insurgea-t-elle, tu ne vas pas recommencer !
Ce n’était pas sa faute, à lui, si son boute-mémé avait cette indépendance navrante !
- On est tes invités ! plaida-t-il.
- Pas de ces filouteries, mon chéri ! l’invitation était valable pour la nuit. Terminé !
D’ailleurs, elle n’était pas du matin ! et elle avait un besoin urgentissime d’aller faire pipi.
- Il faut déjà se lever ? grogna Lu.
- Demande au petit frère de ton copain ! rigola-t-elle en s’éclipsant.
- Bien dormi, mon pote ? s’informa Momo, aussi ingénument qu’il le pouvait.
Lu se fendit d’un bâillement interminable ne signifiant pas le contraire, avant de s’absorber dans une rêverie qui ne paraissait pas déplaisante.
- Allez, mes sucres d’orge ! De l’air là-dedans !
Elle ouvrit la portière en grand. Elle s’était brossé les dents, s’était donné un coup de peigne, et contentée de passer un long tee-shirt de coton blanc. Appétissante, rien d’autre à dire, jugèrent-ils.
- Génial, mes loulous ! Pas un nuage et autant considérer que c’est sec… Je vous fais du café ? Oust ! il fait trop beau pour traîner au page. Vous pouvez mettre votre table dehors ?
- Jus d’orange, confiture de figue ? interrogea Momo.
- Géant ! vous êtes des amours.
Attablés comme ils étaient tous les trois, ils auraient fait une super pub télé pour une marque de petit-déj’ ! décréta-t-elle. Encore son idée de famille ? s’inquiéta Lu. Quand même pas ! Plutôt un concept moderne : tolérance et intégration. Une vision tonique de l’évolution des esprits. Discrète, hein ! à peine suggérée. Le plus légèrement possible, admit Lu, sinon ce ne serait pas exactement grand public !
- On est pas là pour voir ce que les comédiens peuvent bien foutre entre les claps ! trancha-t-elle.
- Certainement ! lui accorda Momo… Est-ce que je peux te poser une question d’un autre ordre ?
- Mais je suis tout ouïe, oui oui ! pépia-t-elle.
Il marchait sur des œufs. Voyons : surtout lui demander avec tact, en tentant de ne pas la vexer !
- Pourquoi je fais la pute ? s’esclaffa-t-elle. Appelle les choses par leur nom, pauvre chérinounet ! Mais tu m’imaginerais shampouineuse ou caissière d’hypermarché ? Je peux me faire leur salaire mensuel en trois jours ! La réponse te convient, mon bébé ?
Présenté sous cet angle, il n’y avait que des broutilles à objecter ! considéra Momo. Lu, lui, n’avait pas un goût prononcé pour toutes ces questions d’argent. Il trouvait ça un tantinet vulgaire !
- L’interrogatoire est fini, mes chéris ? Vous êtes prêts à attaquer les matières sérieuses ? Alors, en scène pour La polka du roi !
S’il restait un morceau sur lequel certains détails coinçaient encore c’était cette délicieuse petite perle de Trenet. Chacun la voyait bien ainsi aujourd’hui : légère, facétieuse et coquine. Cela n’avait pas été le cas de Momo au tout début. Elle n’était pour lui que mièvrerie et fadaise. Et ce mélange de menuet et de polka, donc ! Un truc pour décadents poudrés. Il y était allé de son couplet social, poussant l’outrance jusqu’à revendiquer un air qui soit en phase avec l’attente populaire !
- L’Internationale, peut-être ? l’avait alors aigrement coupé Marie-Claude.
Quelle peste elle pouvait être ! Les choix pourtant ne manquaient pas : hip-hop, break, smurf, que sais-je d’autre ? Le rap, tiens ! Voilà la musique de l’ascenseur social !
- Nous y voici : l’ascenseur social ! Pauvre intello décérébré ! Tu parles d’une image évocatrice de progrès ! Va raconter ça au zonard, pour qui un ascenseur c’est des pannes à perpette, des tags et des odeurs de pisse !
Elle se souciait bien d’être blessante ! Heureusement, lui n’était pas du genre rancunier ! Il s’était rabattu mollement sur l’anachronisme de leur costume de scène : le menuet en frac ! Il en avait levé les yeux au ciel.
- Parce que Môssieur aurait, par hasard, le budget pour une panoplie XVIIIème ?
Allons, allons, il n’y avait aucune faute de ton dans ce choix. La polka, elle, n’avait été introduite à Paris qu’autour de 1840, si sa mémoire ne le trahissait pas : c’est ainsi que Lu les avait tranquillement accordés, faisant valoir sur le sujet sa science encyclopédique. Pédant !
Tout ça, c’était querelles byzantines qui n’effleuraient presque plus Momo, à présent. Pour peu, des trois, il serait devenu le plus intraitable avocat de cette charmante amusette : au fond, il était excellent d’offrir à leur public ces parenthèses de légèreté si nécessaires à une vie de chien !
Bref ! depuis ils avaient déjà énormément transpiré là-dessus sans aboutir à la solution idéale.
Pour la chorégraphie, pas de problème, ils y étaient ! Six couplets façon menuet, exécutés à pas menus, avec révérences et plus d’une trouvaille cocasse, de leur tonneau. Chacun des couplets suivi du refrain, manière polka, sur un rythme vif, où ils ne s’étaient pas davantage privés d’apporter toute leur inventivité comique. Couplet-refrain, à tour de rôle ils dansaient menuet et polka avec Marie-Claude. Jusqu’au dernier couplet qu’elle exécutait seule, et l’ultime refrain où ils se retrouvaient tous trois en rang de front. Parole, tout ça était au poil ! Momo reconnaissait en outre que la petite séance intime qui venait d’animer la nuit avait ajouté du piquant à l’ensemble et, comment dire ? lui avait donné du liant.
Où le bât continuait à blesser, oh ! un chouïa, c’était dans la coordination du play-back. Pas les couplets : là ils maîtrisaient suffisamment bien leur affaire. Mais les refrains ! De l’un à l’autre, cet acrobate de Trenet variait les oh ! et les ah ! les hé ! les onomatopées… Ils s’y perdaient deux coups sur trois.
- Eurêka ! s’exclama soudain Marie-Claude.
On allait abandonner les refrains au fantôme du fou chantant ! Ils étaient prêts à tester ça ?
- Pas sot du tout ! avait applaudi Lu. Et il s’était lancé, comme de juste :
Voulez-vous dan-ser mar-quise ?
Voulez-vous dan-ser le me-nuet ?
Vous serez vite con-quise
Donnez-moi la main s’il vous plaîîît.
Trenet, au refrain :
Ohohohoh !-ohohohoh !
En-tronz’-en dan-se
Quel-le caden-ce
Ahahahah !-ahahahah !
Le me-nuet c’est la pol-ka du roi.
Momo :
Pen-dant que le mar-quis som-meil-le
Je veux poser-r’un baiser sur vos doigts fluets
Et sur votre bou-che ver-meil-le
Moi pour l’amour j’suis toujours prêêêt.
(Trenet, au refrain.)
Lu :
Montons sans fai-re de ta-pa-ge
Tout-t’en dan-sant le me-nu-et là-haut
Montons jusqu’au troi-sième é-ta-ge
Du bon-heur nous aurons bien-tôôôt.
(Trenet, au refrain.)
Momo :
O doux-z’émois, mi-nu-tes brèèves
C’est dans la joie la soie et le satin
Que j’accomplis mon plus beau rêêve
Chérie je vous possèèèède en-fiiin !
(Trenet, au refrain.)
Lu :
Mais soudain ! Qu’y a-t-il mar-qui-se ?
Je ne vous sens plus très bien dans mes bras
Vous fondez comme une ban-quise
Expliquez-vous ! j’n’com-prends pas.
(Trenet, au refrain.)
Marie-Claude :
Hélas mon-sieur je suis-z’en ci-re
Et vous vous-z’êtes au mu-sée Gré-vin
Louis XIV ah ! triste si-re
Nous ne som-mes plus des-z’hu-mains !
Trenet :
Ahahahah !-ahahahah !
Finie la dan-se
Plus de caden-ce
Ahahahah !-ahahahah !
Ainsi s’a-chè-ve la pol-ka du roi.
C’était OK ! Impec ! À rendre verts de jalousie tous les travioques de chez Michou ! Surtout, on touchait plus à rien : voilà l’avis de Marie-Claude. Momo et Lu se tapèrent dans les mains puis attaquèrent joyeusement La danse des canards.
- Mon papa, quand j’étais petite, faisait aussi des trucs comme ça et après il courait autour de la table !
Le bonheur !