5 novembre 2016 6 05 /11 /novembre /2016 21:18

86

Pour Alma, qui s'est gentiment inquiétée de l'avancement de mes MIETTES, et pour les quelques autres qui avaient suivi la publication des premiers chapitres sur ce blog, il y a déjà plus de quatre ans.

86 est le numéro de l'ultime chapitre.

Mais auparavant, pour ceux qui n'ont pas la patience de lire, le chapitre le plus court :

69

 

   - Monsieur Lu !... C’est madame au téléphone.

   Un chiffon à la main, Yveline l’appelait depuis l’angle de la maison.

   ...

   - Oui ? dit Lu... Non.

   Elle n’aimait pas perdre de temps au téléphone. Lui non plus. D’autres auraient été fichus de faire tout un roman autour d’un 69. Un roman, je te jure !

   Le cul c’est du souci, on reste trop près de la tête.

Ainsi, bon débarras.

Et donc, un fragment du chapitre 86 qui se trouve être de loin le plus long :

   Cela ne fait pas de mal de pouvoir causer un peu sérieusement de littérature lorsque l’occasion s’en présente. Je n’en ai pas eu si fréquemment le plaisir. Ce n’était guère le genre en famille. Pas plus que la grande musique, les livres des grands auteurs n’encombraient le décor. Des ouvrages didactiques, ça oui, on était pragmatique ! Quelques niaiseries sentimentales, des recueils bien-pensants ; une Histoire de l’Église. Ah si ! les œuvres complètes de Totor Hugo : très jolies reliures, état neuf ! Je devais être le seul à qui il ne donnait pas mal à la tête.

   Je n’ai jamais eu que du bonheur à lire, même les journaux, les magazines. Ça, c’est un fond d’échanges inépuisable. Rien ne donne mieux le change à l’essentiel qui dérange que les prévisions météo, les faits divers, les pronostics et les résultats sportifs surtout. Entre parents, entre amis, c’est parfait ! Je m’étonne que les commentaires qui accompagnent les tirages du loto ne tiennent finalement pas plus de place dans tout ça. Que de riches moments cela pourrait donner si des spécialistes en faisaient des débriefings complets !

   Mais la littérature, tout de même, c’est autre chose.

   Non, vous ne croyez pas ?

   Vous vous entendriez bien avec Madame Mère : elle met au pinacle les plumes délicates de Giscard d’Estaing et de Rufin.

   Deux pointures, ceux-là ! “De l’Académie française”, Marguerite, ça te pose son scribe. C’est de la qualité garantie sur le bandeau, comme “21% MG, onctueux & crémeux” sur la boîte de camembert authentiquement industriel. La gloire a de tout  temps aimé se couvrir de laurier ; en France, de glorieux débris rêvent qu’on les revête du vert des branches d’olivier, de leur vivant. On a toujours aimé l’huile d’olive chez nous et faut dire que l’habit est seyant ! Puis les goûts et les couleurs, vous savez ! Leur renommée dépasse-t-elle pour autant celle des Schtroumpfs ? C’est à voir.

   Ne croyez pas que je les considère comme les pires (il y en a de plus mauvais, plus vendeurs, qui s’impatientent à la porte en espérant leur mort et que je ne citerai pas) mais a-t-elle vraiment lu, de chacun, plus de dix pages ?   

   Si elle n’avait eu cette paresse intellectuelle si commune à toutes les bonnes gens qui, en tout, prennent le brillant du verni pour le fond et règlent le monde à la mesure de la vision qu’ils en ont, sans doute n’aurait-elle été qu’aussi pénible que tant d’autres. Pas plus. Elle a pu me montrer des abîmes de bêtise, parfois, mais rien que de comparable à ce qui est votre ordinaire quotidien, je suppose. On s’accommode de quantité de personnes, somme toute, qu’on aimerait moins obtuses. Il le faut bien, à moins d’avoir le luxe de pouvoir vivre hors du monde.

   Mais Marguerite, en plus, elle a toujours eu cette idée que ce qui n’entrait pas dans ses vues était affaire d’originaux au mieux, au pire de malheureux égarés. Allez lui demander de changer ! Non, on ne change pas un monde qui gagne. L’argent que Vic l’Arsouille s’était mis à lui gagner lui avait même offert de plus sûres certitudes, de nouvelles amies, avec des pedigrees à rallonges pour certaines, et une bonne !

   Je devais avoir près de six ans, pour la bonne : Modestine. Le nom de l’ânesse de Stevenson, tout à fait, je confirme !

   C’est une de ses copines à particules multiples, fervente des mots croisés de La Vie catholique illustrée, qui nous l’avait appris, le petit doigt en l’air et le pet au bord des lèvres, à l’occasion d’un de leurs rituels five o’clock du jeudi. « Mais si, Marguerite, vous savez : l’auteur de Robinson Crusoé » et, oui avec plaisir, elle reprendrait une tasse de ce merveilleux Earl Grey avec un nuage de lait. Moi, j’étais là pour manger une tranche du gâteau roulé à la myrtille fait maison et me familiariser avec les bonnes manières. Ces dames me trouvaient  absolument délicieux, déjà tellement amusant, si poli. L’auteur de L’île au trésor, prétentiarde ! Ridicule pécore ! Je n’y ai pas mis de guillemets, je me suis contenté de le penser très fort.

   Marguerite avait eu le gloussement qu’il fallait, vite rentré, et aussitôt chacune s’était juré de taire cette fâcheuse parenté asinienne : l’intéressée pouvait d’un instant à l’autre revenir de sa demi-journée de repos et elle avait d’autres qualités à côté, comme de savoir faire ce gâteau roulé sublimissime, ma chère. Croyez-vous qu’elle voudra bien nous en dévoiler la recette ?

   «Savez-vous, Modestine, votre roulé myrtille a été un succès au point que mes amies, avant de me quitter, m’ont dit de vous féliciter surtout. Ça, chapeau ! Je ne sais pas ce que vous avez  fait ou mis dedans de plus que moi, il faudra nous donner votre secret, sans faute. Mais je ne savais pas que vous aviez eu un homonyme si illustre !

   - Maman !

   - Quoi, mon fils ? »

   J’ai dû lui balancer un coup de coude dans la hanche. Elle qui marque pour un rien ! « Oh, le chameau ! » Elle a esquissé une giroflée à cinq feuilles mais je crois qu’elle m’a compris dans l’instant en croisant mon regard.

   Je ne lui avais encore jamais vu cet air égaré.

   - Madame, ça va ?

   - Vous avez passé un bon après-midi, Modestine ?

   Elle avait gardé un drôle de sourire qui lui faisait une figure figée, assez bête. Pendant quoi ? À peine quelques interminables secondes. Et puis elle est redevenue comme avant et elle m’a demandé si je n’avais rien de mieux à faire que de rester collé dans ses jambes.

   Le fait est que j’ai mis des années à trouver la bonne distance avec elle. C’est vrai que j’ai aimé la regarder faire les choses qui sont les nécessités du quotidien, mais aussi toutes les menues activités de loisir qui remplissaient le reste de son temps. Elle paraissait tout faire avec une égale facilité et le même plaisir : la cuisine, la déco, ses ouvrages de fil, l’entretien de ses plantes, les bouquets et les confitures de saison.

   J’ai aimé mettre mon nez dans son cou pour y respirer les senteurs d’eau de rose, ouvrir les armoires avec elle pour humer le frais parfum des sachets de lavande et, sous son regard approbateur, changer la place d’un vase, d’un plateau, de tant d’objets dont elle a toujours aimé s’encombrer, décorer l’arbre de Noël et la crèche. Elle a aimé très tôt ce qu’elle appelait mon coup d’œil. Un œil d’artiste en herbe, vous savez, ce truc qui sert à faire du joli. Quelle horreur !

   Elle n’a jamais su dépasser la notion de joli. Le beau ? Mais quelle différence ? Cherche pas ! D’autant que le beau, c’est fait pour être bousculé, Marguerite.

   Tiens, tu vois, la différence c’est peut-être ça finalement : le beau, ça supporte d’être rudoyé, alors que le joli… Touche pas ! sinon beurk, caca !

   Il y avait au fond bien des choses malgré tout que nous aurions pu faire agréablement de concert si elle n’avait toujours fini par mettre ce que j’avais fait à l’envers. Il y a quantité de gens qui sont comme ça, comme les mouches : tu leur ouvres  grand la fenêtre et ils s’entêtent à tourner en rond sur la vitre.

   Sans fin.

   Je n’ai jamais réussi à lui ancrer durablement dans l’esprit quelque idée ou quelque façon de faire que ce soit s’écartant ne serait-ce que d’un iota de son univers d’habitudes.

 

   - Est-ce que tu as déjà vu un canard filer à tire-d’aile sans sa tête ?

   - …

   - Marie-Ange ! Hou, hou !

   - …Excuse-moi, je m’étais laissé embarquer. Tu disais ?

   - Et un zootrope, tu as déjà vu un zootrope ?

   - Moi, non bien sûr, mais ma grand-mère, sûrement. Ce n’est pas ce jouet optique…? Je ne sais pas comment dire : ce cylindre animé ?

   - Ben voilà ! On dira pour faire simple : le cylindre à mémé.

   - Tu sais qu’elle a connu aussi le zoopraxiscope, ma mémé ? Et même la téhessef, pis le poste de tévé en couleur. Vi, monsieur !

   - Oh, oh, eh bien, dis-moi ! Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle soit aujourd’hui en avance sur son temps.

   - Eh !

   - Revenons-en donc à mon canard, tu veux bien ? Je n’ai jamais cherché à comprendre pourquoi : mon Pépé-Un avait fini par laisser la chambre conjugale à Grand-Mère et s’était installé, au bout du long couloir desservant leur maison, dans une vaste chambre-débarras où j’étais seul admis à entrer. Une caverne aux trésors poussiéreuse où, ne laissant guère que la place nécessaire pour aller de la porte à la fenêtre en passant par le pied et le côté droit de son lit, s’entassait un invraisemblable ramassis de ses souvenirs de famille et de son antédiluvienne jeunesse. Par piles, sur deux tables, sur des chaises, par terre, des collections de revues remontant à la guerre de 14 et des albums gonflés de vieilles cartes postales.

   - Est-ce qu’il y avait des cartes postales à système ?

   - Une palanquée ! Avec toutes sortes de fanfreluches, de guipures, de nœuds-nœuds, de plissés, de découpes, et des dépliants à gogo. Mais aussi, sur un guéridon que calait une assiette en étain fissurée, des albums truffés de Martin prenant la pose, en groupe ou isolés, en habits du dimanche ; des albums pleins de moustaches, où l’arrière-grand-père dans son uniforme à brandebourgs du 11ème de hussards tenait une place mythique. Mais encore, serrées sur une commode galbée, une antique pendule arrêtée surmontée d’une allégorie mutilée et pas moins de trois générations de calendriers de la poste. Et devant, à toucher les tiroirs, un porte-manteau perroquet sur lequel se superposaient couvre-chefs et vêtements civils et militaires d’un autre âge, grisonnants de poussière. Et ce n’était pas tout : une malle cloutée, de laquelle j’ai sorti des centaines de fois chaque colifichet, un prie-Dieu déglingué surchargé de cravates et de boîtes à chaussures, et deux fauteuils paillés chargés ou délestés de vestiges divers au gré des nécessités du moment. Enfin, la frêle chaise Napoléon III noire qu’il fallait déplacer pour ouvrir les battants de l’armoire en noyer où dormaient les plus précieux trésors de Pépé. Enfin presque, car une petite table de nuit campagnarde, à la tête du lit, accueillant tout un nécessaire à fumer et un plat à barbe débordant de ficelles, de rubans, d’épingles à nourrice, d’ammonites, de calots et d’agates glanés ci et là, complétait son bric-à-brac visible. Et ce serait sans parler du grand miroir piqué posé à même le sol dans la ruelle du lit et de tout un arsenal de pêche et de chasse pendu à des patères : cannes, cuissardes, épuisettes, panier, gibecière et pétoires ; un masque à gaz de la dernière der des ders, même ! Et un filet à papillons, celui qu’il me laissait utiliser quand je l’accompagnais : un filet de gaze vert pâle, je me rappelle.

   - Il n’était pas un peu original, ton pépé ?

   - Il était à cheval sur deux époques, tu comprends.

   - Et alors ?

   - Je ne sais pas. Je crois d’abord avoir été profondément impressionné par l’entrechoquement des images du passé, forcément si présentes, avec chaque représentation nouvelle de la vie qu’il imprimait dans mon jeune cerveau.

   Une fin de matinée d’été, je le regardais depuis la fenêtre ouverte de sa chambre refendre des bûches au milieu de la cour. Le claquement métallique de la masse sur le coin ; le bois craquait et faisait un bruit mat en tombant du billot. En fermant les yeux maintenant, j’entends encore les coups de hache qui de temps à autre déchiraient sèchement le silence, puis la voix de Grand-Mère lui demandant de la rejoindre dans l’enclos des volailles.

   Dans les cyprès, les cigales avaient repris leur cymbalisation lancinante. Elles ont cessé à la seconde où je l’ai vu repasser sous les lourdes grappes bleues de la glycine qui ombrageait la tonnelle du midi. Entre ses mains, le canard était fier comme un coq et, si j’ose dire, paraissait plus tranquille que Baptiste.

   - Ne me dis pas qu’il l’a décapité !

   - D’un coup net, sans bavure.

   La hache restée fichée à côté de la tête. Tu as sûrement vu cent fois des départs de courses de chevaux à la télé. Le jaillissement du canasson quand les portes de sa stalle s’écartent : pareil ! Casaque blanche et noire, toque rouge, les ailes griffant nerveusement le sol. Un sprint d’au moins huit mètres brusquement arrêté par une roue de la voiture garée devant le portail du garage.

   Grand-Mère avait préparé un haut bac d’eau fumante à côté de la cave. Je n’ai pas voulu m’attarder à la suite, je l’avais déjà vu plumer plus d’une poule. Je ne me laisserai jamais plumer par quiconque, tu peux me croire. Ce doit être ma part de bon sens paysan.

 

...

Voilà, ce n'est ni le début ni la fin du chapitre.

Je travaille par-ci par-là en ce moment à l'écriture de l'épilogue.

Patience et longueur de temps...

Disons, tiens, qu'à la conclusion je ne serai pas loin d'avoir bouclé un quinquennat, moi aussi. 

Partager cet article
Repost0
29 mai 2015 5 29 /05 /mai /2015 10:16

Je n'avais pas trop envie de publier ; je me proposais au contraire de supprimer toute une série d'articles dont je considère qu'ils n'ont plus leur place dans ce blog.

Mais puisque j'y suis, rions un peu avec le savoir-faire d'overblog.

Soit, au hasard, cet article de mai 2013 (encore sur mon blog, et pour cause !) :

Trop forts ou trop con ?

Le supprimer ? En principe, rien de plus simple : un tour dans l'administration, quelques clics. Sauf que dans l'administration épatante d'OB l'article, publié le 23 mai, ne l'est plus que le 24 (ça t'en bouche un coin, hein, couillon !).

Trop forts ou trop con ?

Cet article n'existe pas : tu m'étonnes !

...Et tu as noté qu'ils lancent une grande enquête de satisfaction avec à la clé 2000 € au gagnant ? Ce n'est pas rien...

Pourquoi n'y participerai-je pas ? me diras-tu.

Mais parce que j'ai déjà gagné, hé couillon : je suis sur la meilleure plateforme d'Europe !

Trop drôle ! Trop trop !

J'ai bien fait de créer chez eux un blog d'humour, ces gens-là ne sont pas trop sérieux...

Partager cet article
Repost0
9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 13:00

Alors, ce roman ?

Tiens, en voilà un autre, rencontré dans la rue, dont jusqu'ici j'ignorais qu'il me lisait, au moins de loin en loin.

Le temps, mon cher ! le quotidien, la vie quoi : les heures de tranquillité en continu qui me seraient si nécessaires me manquent. J'avance par fragments, de bouts de papiers en carnets, de corrections en additions, et d'annotations en notules dont il arrive que certaines, à ma grande satisfaction, ne soient pas éloignées de ce qui m'est la forme littéraire la plus chère :


LE PENSE-BÊTE. (Un petit clic sur le mot ?) 

 

Le pense-bête devrait être l’idéal d’un auteur : il n’a pas plus à s’y soucier du lecteur que de remplir le réfrigérateur de son voisin ; tout y est consigné dans le but exclusif de satisfaire à ses propres besoins, qu’il s’agisse de préoccupations métaphysiques (aussi rarement que possible), des ingrédients indispensables à la confection d’un bon pot-au-feu, ou du produit répulsif miracle qui décourage les casse-pieds.

 

Autant de pense-bêtes, autant de bouts de madeleine. Mes tantes Léonie, qui en avaient une pratique virtuose, s’appelaient Rose et Marie-Louise. Deux sœurs, retraitées de l’enseignement catholique, que leur veuvage, malgré la différence d’âge, avait pour ainsi dire rendues jumelles, non qu’elles fussent, en quelque point physique ou de caractère, semblables (l’une grande, raide, d’une autorité écrasante, l’autre petite, un peu voûtée et d’une douceur effacée), mais plus banalement, par un semblable exil en dévotion partagé depuis des années. Deux vestales veillant, avec un même soin pieux, sur leur univers sépulcral peuplé des disparus figés dans leurs encadrements ; monde pétrifié dans un décor de meubles surannés, de bondieuseries sulpiciennes et de reliques militaires serrées dans des vitrines, comme en de petits ossuaires.

Chez ces deux vieilles institutrices était resté vivant, presque seul, le goût d’éduquer. Leurs listes hebdomadaires des courses à faire étaient pour elles l’occasion de m’apprendre à lire et, sans doute, ai-je reconnu les mots radis, chicorée, foie d’agneau avant papa : ainsi, au plus infime pense-bête donnaient-elles le prestige du tableau noir. L’une ou l’autre, de sa belle écriture penchée que ne défigurait aucune faute d’orthographe, y abandonnait au fil des semaines, avec une concision exemplaire, tous les indices d’une existence ordonnée où transparaissaient cependant les signes de leurs personnalités singulières : quasiment tout ce qu’un littérateur qui se respecte devrait avoir pour exigence. Il y avait chez l’une une préférence marquée pour les ris de veau au madère, un penchant peut-être excessif pour le Picon amer, chez l’autre une prédilection pour les vins de Bordeaux, le Darjeeling Makaïbari et les petites pâtisseries au gingembre

L’enfance est un imaginaire reconstruit ; je peux imaginer ici, de l’une ou l’autre, une note : « Denier du culte : cette année, notre bon père abbé peut se brosser, à moins qu’il ne désavoue Marguerite. » Là, une recommandation à tout jamais mystérieuse : « Ce 25, faire piquer Gustave. » Bref, une vie en pointillé où l’imagination n’a qu’à se donner le loisir de reconstituer les vides et qui ouvre, à mon sens, de plus originales perspectives qu’un roman.

Allez lire un roman à votre volailler ! Il ne faudra pas trois minutes pour que son hébétude vous persuade d’arrêter. Mettez-lui sous le nez la liste de commande hâtivement écrite par madame votre maman : c’est un dindon transfiguré dans la seconde, un autre homme vraiment, d’une connerie rayonnante, sympathique, reconnaissante. On gagne toujours à être court.

 

J’étais trop remuant ! La vierge qu’avec un peu plus de bon sens ma mère n’aurait jamais dû cesser d’être ne tarda pas à s’en déclarer épuisée. Avait-elle eu pour espérance de me voir naître éteint comme un notaire de province ? Ce sont des choses qu’on comprend plus tard : ses principes d’éducation auraient été parfaits pour un ours en peluche. Entre elle et moi, c’était elle l’enfant ; j’étais précoce, elle, en dépit de ses vingt et quelques années, n’arrivait pas à combler son retard ; je n’y étais pour rien si le constat la rendait hystérique.

En m’accueillant, les deux grands-tantes eurent le mérite de soulager leur nièce ; au contact de leur sagesse, ma turbulence se diluait, comme un sirop dans un grand verre d’eau. Hélas, cela ne concernait que le temps des vacances ; une rentrée d’automne, je n’avais pas neuf ans, mes parents m’assénèrent qu’il n’y avait meilleure solution pour moi que la pension. Je dois dire qu’ils n’ont pas eu tort : d’emblée, j’y ai trouvé la distance assez bonne pour commencer à les voir l’un et l’autre comme deux étrangers. J’ai fini de pousser à l’ombre rance des soutanes. Esprit et méthode. Règlement, règlement. Emploi du temps. Tout un programme élaboré par les bons Pères et imprimé sur un minuscule agenda resté quasiment désert de moi-même : quelques dessins qui s’ils étaient tombés entre les mains d’un psychologue auraient pu lui mettre la puce à l’oreille, des notes de tableau d’honneur, mes résultats trimestriels... Je dois les circonscrire à leur banalité : des chiures d’enfant.

Seule marque d'enthousiasme, ces trois lignes écrites de la main de ma mère sur la page de garde :

Celui dont vous avez mérité d'être la mère, alléluia

Priez Dieu pour nous, alléluia

Parce que le Seigneur est véritablement ressuscité, alléluia.

 

Comme on le voit, elle n'a pas manqué d'enrichir mon registre : du pense-bête au pense-con.

 

Et me voilà, du coup, largement avancé !  

Partager cet article
Repost0
25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 06:00

 

 

43

 

   Il marcha bien au-delà de la tombée de la nuit, jusqu’à avoir rejoint la route qui remontait au nord. La circulation était rare. Par intervalles, une voiture ouvrait un faisceau de lumière. Si c’était de derrière, il réduisait le pas ou grimpait sur le talus. C’était selon le jugement qu’il se faisait de leur vitesse. La longue ligne des platanes restait éclairée un moment. Il retrouvait ensuite rapidement son rythme. Il avait eu tout le temps nécessaire pour se persuader que rien de ce qu’il avait à chercher n’était ailleurs qu’au fin fond de lui-même, et c’est pourquoi il aurait pu marcher encore ainsi pendant des heures.

   Il se tourna pour deviner le véhicule qui, après avoir lancé des appels de phares dans son dos, venait de s’arrêter à sa hauteur. Le conducteur se pencha vers la vitre qu’il avait fait descendre :

   - Je peux vous rapprocher d’où vous allez ?

   L’oiseau était d’un format rassurant et avait la voix enjouée.

   - Vous êtes sûr ? Ça ne vous ennuie pas ?

   - Vous ne transpirez pas des pieds ? Alors, ça pourra faire !

   Il paraissait content de sa boutade.

   - …Ce putain de plafonnier qui merde de nouveau ! Ça vous dérange pas de garder votre sac devant ? J’ai un fichu bazar sur la banquette arrière… Moi, c’est Gilbert, Bébert pour les intimes ! dit-il en démarrant.

   - Lucien, dit Lu. Vous pouvez m’appeler Lu.

   - J’en ai connu un, dit Bébert.

   - Il paraît que ce n’est plus très commun, en effet.

   - Ma foi, Bébert non plus... Roger, pas beaucoup plus, pas vrai ?... Roger, tu dis gentiment bonjour au monsieur ?

   Lu eut la sensation de prendre sur l’oreille un coup de serpillière.

   - Doucement, Roger !... Vous formalisez pas, il est un peu rustique, mais il aime beaucoup voir des têtes nouvelles. Il n’y a que laisser redescendre les gens, qu’il n’aime pas... Rassurez-vous, jusqu’à présent il m’a toujours obéi au doigt et à l’œil.

   Lu surveillait du coin de l’œil la trogne du molosse qui lui soufflait près de la joue son haleine chargée.

   - Allez, Roger, retourne te coucher ! Oust !... Voyez ce que je vous disais : au claquement de doigt !

   - C’est dommage qu’il n’ait pas la parole ! reconnut Lu, à peine soulagé.

   - T’entends, Roger ?... C’est ce que je me répète à longueur de journée. Depuis que je me suis fait chouraver la radio, j’en serais pas fâché, croyez !... À tout hasard, vous n’auriez pas un clope ?

   Lu en alluma deux d’assez bon gré ; Roger se rappela à lui par un grognement rauque.

   - Prêtez pas attention ! Il me rouspète après chaque fois que je fume.

   - Sans vouloir offenser, il serait pas un peu ayatollah sur les bords, votre Roger ?

   - J’ai connu que sa mère, dit Bébert en riant… Alors, comme ça, on aime marcher de nuit ?

   - C’est meilleur pour les pieds. Et vous connaissez la maxime : la nuit tous les…

   - Je vous arrête, malheureux ! C’est le genre de mot qui rend Roger nerveux… Un gorgeon de jaja, ça vous tente ?

   Il tendait un litron tiré de sa portière.

   - Sans façon, non. Pas entre les repas, euh, euh ! toussota Lu.

   - Vous avez tort, c’est du nectar. Moi, j’avoue que ça me dope quand j’ai un coup de pompe ! Un demi-litre au cent, jamais plus, remarquez… Si tout ce qui roule pouvait être aussi sobre ! Pas vrai, Roger ?... Ah putain, mec ! il faut que je te raconte ça…

   Il était passé du goulot au tutoiement sans effort, avec une virtuosité d’acrobate.

   - …Sacré Roger ! Un jour, on se fait arrêter par les cognes. Tu vois leur genre de routine : contrôle de pedigree, papiers de la chignole, le pare-brise pas clean, il paraît ! le pneu qui est limite, le tour complet, quoi ! Avec des manières pas souriantes de reste. Et pour couronner le toutim, à ton avis ? Le jeunot de service me colle l’alcootest sous le nez et l’intimation de souffler... Roger, il est comme moi : l’odeur de l’uniforme ça le débecte grave. Il vient poser sa bonne grosse tronche, avec le râtelier complet bien expressif, sur mon épaule. Tu vois, ça met déjà de la distance. Et là, mecton, je te dis pas, il lâche une de ces caisses ! À vomir ! « Circulez ! » qu’il s’est mis à hoqueter, le pandore. « Circulez, s’il vous plaît ! » Roger et moi, c’est pas plus compliqué, on apprécie quand les gens sont polis.

   - Ça ne le vexera pas, vous pensez, si j’aère une minute ?

   - Ah bon ?... Roger, ne me dis pas que tu t’es encore oublié ! …On doit finir par s’y habituer, il faut croire.

   - C’est peut-être minime, dit Lu. Moi, je n’ai pas tous vos éléments de comparaison pour juger.

   - C’est juste ! reconnut Bébert… Et les odeurs, de toute façon, c’est comme les goûts et les couleurs, je respecte… Tu peux donner un filet d’air si ça te chante. Par contre, autant d’odorat tout de même, ce doit être un sérieux handicap !

   - En effet, risqua Lu, ça fait beaucoup de monde qu’on finit par avoir du mal à blairer.

   L’autre n’y vit aucune allusion personnelle. Il avait, à ses dires, la truffe moins délicate. Et dans la galipette, par exemple, il ne détestait pas, ah mais alors tout au contraire ! le sui generis. La galipette semblait d’ailleurs être l’essentiel de son horizon immédiat. Sans ostracisme, bique et bouc, il avait de l’appétit à revendre et naturellement de la tolérance pour tout. Tel que son nouveau pote le voyait présentement, derrière son volant, il rejoignait une communauté idyllique dans les tréfonds de la cambrousse. Et l’ami Lu, mi-soûlé de mots, mi-pensif, se résigna à entendre défiler, au fil des kilomètres, tous les détails d’une saga du cul qui ne manquait pas de relief, mais ne laissait pas non plus de l’inquiéter. Il se trouva fort aise de voir pointer les premiers réverbères d’un bourg.

   - Y a un bistrot qui devrait être encore ouvert, à la sortie. Tu as de quoi nous payer un godet ? s’enquit Bébert. Faut que je pisse et que je me dégourdisse les jambes.

   - Ils ont des chambres ? demanda Lu.

   - Tu verras, dit Bébert, on y est. On a du sommeil en retard ?  

   - Je crois que je vais faire une pose ici, pour aujourd’hui, dit Lu. Merci pour le bout de conduite, mais j’ai surtout besoin d’avancer à mon rythme… Salut, Roger ?

   - Tu as peut-être raison : chi va piano, va sano… Reste couché, Roger, papa revient !

   - Chi va sano, va lontana ! reconnut Lu, après avoir refermé prudemment la portière. Pour ce qui est d’un verre, ce serait volontiers, mais je dois avouer que je ne suis pas trop argenté.

   - Je vais pas me dessécher pour autant, positiva Bébert. Allez, mon gars, avant qu’il leur prenne l’envie de boucler, c’est moi qui rince.

 

   - Ça fera jamais que la troisième der des ders, les danseuses ! Cette fois, on aimerait bien monter se pieuter, finit par grognasser le bistrotier.

   Lu avala son verre d’eau gazeuse. Le zig Bébert ramait sévère pour essayer de faire descendre un dernier doigt de mousse sans gerber.

   - J’ai pas de conseil à vous donner, dit la patronne, mais à votre place je sais qui prendrait le volant pour regagner votre petit nid d’amour.

   - Ce ne sont pas mes oignons ! trancha sèchement Lu, que le rentre-dedans éhonté de Bébert avait réussi à gaver.

   On n’allait pas l’associer à cette folle évaporée, tout de même ! Le bougre n’avait cessé de s’agiter crescendo, la bibine à la main, et de multiplier les sous-entendus graveleux qui faisaient craindre à tout moment qu’il eût l’idée de venir lui agiter son trou du cul sous le nez, au bas mot !

   - Moi : qui en est, qui n’en est pas ? j’en ai rien à secouer, dit le troquet. Tout ce que je veux, c’est que vous débarrassiez le plancher ! Alors, si vous pouvez faire ça en douceur, à vous de juger, sinon c’est moi qui m’en occupe.

   Mais c’est qu’apparemment la fermeté ça l’avait émoustillé, le Bébert !

   - Dis-moi, papa, tu voudrais pas aussi me casser le cul, par hasard ? Depuis tout petit, moi je suis pédé comme un caniche.

   - Ah ouais ? s’entremit la patronne, en déposant tranquillement un nerf de bœuf sur le comptoir. Et si tu allais tout bonnement lever la patte ailleurs, tête de nœud ?

   Là, pour le coup, Bébert avait su se montrer raisonnable. Pas trop civil, mais sans excès de hardiesse non plus, il fallait reconnaître ! Du moins jusqu’à avoir pu redémarrer sa bagnole :

   - Bande d’enculés ! qu’il leur avait alors gueulé, avant de décamper comme un malpropre.

   - Vous n’auriez pas une chambre pour la nuit ? essaya Lu.

   - Il faut te le dire comment, dégénéré ? Tu veux qu’on appelle les flics ?

   Ben non. Tout le monde est capable de sagesse. Enculés !

Partager cet article
Repost0
20 mai 2013 1 20 /05 /mai /2013 13:10

DEUXIÈME PARTIE 

 

39

 

   Dans la nuit noire, qui a comme effacé la campagne, la tour s’élève devant lui, aussi improbable qu’un phare planté au milieu du désert. Passé l’entrée, pour toute source de lumière une étroite lucarne contre laquelle il s’est décidé à taper. Un crâne égratigné de rares cheveux gras s’est redressé derrière le guichet ; au-dessus de lunettes finement cerclées de métal, les yeux se ferment à demi pour détailler le visiteur.

   - Je suis le nouvel inspecteur. Je veux grimper, vous pouvez m’éclairer ?

   La paire de bésicles s’approche de la vitre :

   - Je vous vois mal, lâche enfin la bouche en se déplissant. Restez où vous êtes, je viens.

   En s’allumant, les plafonniers ont dilaté brutalement l’espace. Sur le seuil de sa loge, le planton poussiéreux a quelque chose d’une blatte échappée d’un tas de gravats.

   -  Monsieur, oui ?...

   - Mademoiselle, si vous voulez bien. Je suis ici incognito… Bon, c’est l’escalier du fond, je présume ?

   -  Si ça vous chante... Dernier étage. C’est le seul accessible.

   Combien de paliers aveugles, inutiles, en effet ? L’escalier n’en finit pas de tourner. C’est une absurdité que dans un tel volume on ait vu si petit, au point que deux individus ne pourraient se croiser. Enfin, au bout des marches, une première porte. Un long couloir. À droite, derrière la cloison, des raclements de gorge et ce qui peut passer pour un piétinement incessant.

   -  Entrez, j’en ai pour deux minutes.

   Un employé, assis devant des écrans de contrôle, coche une feuille dans la lumière d’une lampe de bureau rachitique.

   -  ...Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver ?

   - Un peu ? Je n’ai pas l’impression… Les caméras sont au rez-de chaussée ?

   Une voix crachotante, dans une enceinte proche : « Les vingt suivants... Ne traînons pas ! » C’est la troisième fois depuis qu’il est entré. Sur les écrans, une file serrée, interminable, d’hommes et de femmes engourdis avance par à-coups jusqu’à la porte coulissante qui bée à intervalles réguliers, puis se referme derrière chaque groupe.

   -  On ne vous a pas expliqué ? Prenez la peine d’observer.

   Un des écrans affiche maintenant l’image d’un sas vide, fini par une baie qui ouvre sur la nuit.

   -  Mais c’est pas vrai, encore ! Et zut et crotte et foutre !

   -  Il y a un souci ?

   L’autre a ignoré la question et presse le bouton d’un micro :

   - Bonté divine ! Si c’est encore une de tes foutues grèves sauvages, blanc-bec ! tu es viré.

   Un jeune gaillard se plante devant la caméra en reboutonnant ostensiblement sa braguette :

   - Tu me vois, l’ancêtre ? Il se pourrait que j’aie toujours le droit d’aller pisser !

   - Tant que tu veux, blanc-bec ! mais tu préviens quand tu t’absentes. Je ne l’ai pas suffisamment répété ?... Alors, fissa au poste, grouille-toi ! et accélère la cadence… Blanc-bec ? Je te conseille de te tenir à carreau : je t’envoie le contrôleur.

   Sa main a relâché le bouton du micro :

   - Quelle génération de crétins ! Vous l’avez entendu, hein ! Vous finirez vous-même de juger… Pour le rejoindre, c’est la poignée que vous avez à main droite ; ensuite toute première à gauche. L’ouverture est automatique.

 

 

   Le susnommé blanc-bec appuie sur un bouton, près de la large baie ouverte sur le vide. À l’autre bout du sas, une porte coulissante s’écarte devant un bougre frémissant d’impatience.

   - Les vingt premiers… Allons, pressons, pressons !

   La porte se referme derrière eux.

   - Go ! Go ! Go !...

   La nuit a avalé les vingt sauteurs en moins de deux.

   - On ne leur fournit pas de parachutes ?

   - En supplément… C’est hors de prix ! Du fait, on n’en vend pas un seul… Suivants ! Pas plus de vingt !... Vous voulez voir de près ?

   Une bourrade dans le dos de chacun, pour hâter la culbute. Ils tombent comme de grosses pierres.

   -  Vous faites ça depuis longtemps ?

   - Contrat intérimaire de trois mois ; j’en suis à la moitié... Faut bien essayer de payer le loyer !... Les vingt qui viennent... Pas un de plus, ça n’ira pas plus vite !

   Un petit vieux semble hésiter :

   -  Le train de cinquante-cinq, c’est par là ?

   - Tout à fait, pépé ! Allez, ne mettons pas les autres usagers en retard.

   -  Ça roule tous les jours aussi facilement ?

   - Je touche du bois : depuis que je suis là on a presque doublé les quotas.

   Pendant ce temps, le dernier s’est offert un double périlleux avant.

   - Tout ce qui est fantaisie, notez ! je sais fermer les yeux tant que ça ne nuit pas à l’efficacité… Vous permettez que je lise ce que vous avez dans le dos ?

   - J’ai quelque chose dans le dos ?... Mais tu veux bien me lâcher tout de suite, abruti !

   - Monsieur l’abruti ! s’il vous plaît. Je suis William Magic Shakespeare en personne !... Et hop ! Du balai, enfoiré !

   Cueilli par un magistral coup de coude au plexus, Magic est revenu à une modestie plus séante.

   - Navré, Willy ! Il semblerait qu’on n’a pas la même conception de l’avenir, toi et moi. Moi je dirais que ça sent plutôt la fin de ton contrat, tu ne crois pas ?… Un aigle comme toi ! Tu devrais avoir honte d’être encore là à faire glisser des portes… Une démonstration, pour solde de tout compte ? Regarde ! On ouvre. On coince. Et on s’occupe plus de rien. Pigé ?

   Magic Willy s’est ramassé un fort joli uppercut au menton. Dommage que sa chute n’atteigne pas à la même qualité d’élégance ! À l’arrivée, du reste, le bruit manque tragiquement de charme. Rien ne laissait prévoir que le lascar fût si blet ! Non, vraiment rien.

   Les autres ont recommencé à entrer. Le sas est plein en un clin d’œil. Leur colonne soudée se meut bientôt continûment, sans précipitation, sans vague, avec l’impassible détermination qu’on voit dans l’activité des fourmis, de la porte du fond jusqu’au bord de l’abîme qui les engloutit un par un.

   En deux battements de bras, Lu s’était envolé. 

 

   Sa main tarde à trouver la lampe, à la tête du divan qu’il partage avec une smala hétéroclite de peluches. Une table à repasser, deux chaises dépareillées, des cartons encombrés de montagnes de fringues. C’est tout le luxe du petit débarras dans lequel Marie-Claude l’a obligeamment remisé, tandis qu’elle poursuit l’exploration de ses sensations neuves dans la chambre à côté. Deux nuits, déjà, qu’elle hulule son plaisir. C’est un bonheur quand elle arrête ! Et si ce n’était que son sans-gêne ! Ils ont passé l’après-midi au Shehrazade : au jour, pas un détail qui sauve la vulgarité et la vétusté de l’endroit. La vérité, c’est qu’il aura suffi d’une demi-journée pour défraîchir trois semaines épatantes. Voilà ! Et puis, la différence décisive entre eux et lui c’est que s’il a, comme c’est bougrement le cas, une frénétique envie de pisser, les tourtereaux peuvent compter sur sa délicatesse pour ne pas les tirer de leur sommeil de bêtes ! Il ouvrit la fenêtre, replia les persiennes, et s’appuya contre la balustrade pour scruter la rue vide. Dans son champ de vision, tous les appartements voisins étaient éteints.

   Sous lui, un lampadaire élargissait sur le trottoir sa flaque de lumière jaunâtre. Un chien errant, sorti d’une ruelle, s’arrêta pour le renifler longuement avant de lever la patte dessus.

 

   La première giclée tomba à quelques dizaines de centimètres du clebs qui détala sans exiger le reste. Lu ajusta son tir. En rencontrant le mât du luminaire, le jet rendit un son plus que satisfaisant. Les gerbes de gouttelettes improvisaient un feu d’artifice bien plaisant ! Mieux que ça ! C’était une féerie de comètes et d’étoiles. Et mieux encore ! Tout un système de planètes qui s’épanouissait sous ses yeux. Son big-bang à lui ! L’éternité, qu’il avait le pouvoir d’interrompre, de recréer, de suspendre à nouveau, d’anéantir dès que sa vessie serait vide. Dieu ? Thaumaturge ? C’était au choix ! Pour le reste, sa décision était prise. Il s’égoutta presque distraitement.

Partager cet article
Repost0
16 juin 2012 6 16 /06 /juin /2012 16:30

Ultime dérapage de Thierry Roland. Mais quelle disparition malséante ! Pour tout dire, quel manque de tact !

Fermer son parapluie le jour où je publie sur ce blog enchanteur le dernier chapitre de la Première Partie des MIETTES...

Jusqu'à preuve du contraire, je veux bien lui accorder le bénéfice de l'étourderie, mais il aurait souhaité me voler la vedette qu'il ne s'y serait pas pris autrement...

Bon, restons digne et sobre : RIP ! Et n'en parlons plus.

 

Tu viens de l'apprendre : ainsi, la Première Partie des MIETTES DE LA NUIT s'achevait aujourd'hui. Un soulagement pour certains. Pour d'autres, quelques minuscules frustrations.

Et par exemple :

À quand la suite ? À l'exception peut-être d'un chapitre ou plus (!), sans doute jamais sur ce blog. Il me faut t'avouer que c'était ici d'abord façon de prendre date avec moi-même. Je me souhaite maintenant d'avoir la tranquillité et le temps pour conclure l'affaire à ma guise avant que le grand cric me croque.

Je n'ai toujours pas compris la raison de ce titre : LES MIETTES DE LA NUIT. Rien d'anormal, l'explication ne vient qu'en fin de Deuxième Partie (oui, je sais bien : une frustration de plus. Je n'y peux rien...).

Mais, au moins, comment cela se termine ? Mal, je te rassure.

 

Voilà, si cela te chante, tu vas avoir tout loisir de me relire ou, mieux, de te mettre au fourneau. Ma recette de chorba était assez précise pour que tu la réussisses à ton tour. Et, même sans le raï, je te la recommande. D'ailleurs, dès à présent je me demande s'il ne serait pas judicieux de ma part d'inscrire ce blog dans la catégorie "cuisine".

 

Allez, quittons-nous en zizique :

link (Ce n'est qu'un au revoir)

Tout à fait Thierry, c'est pour toi aussi ! Je ne suis pas rancunier...

Partager cet article
Repost0
15 juin 2012 5 15 /06 /juin /2012 23:05

 

38

 

   C’était leur tout dernier après-midi à répéter sur le terrain. Marie-Claude avait décidé qu’à partir de demain, ça se continuerait sur la scène du Shehrazade pour tester les jeux de lumière. En conséquence de quoi, dès ce soir, ils iraient poser leur sac de voyage chez elle.

   En attendant, ils en étaient au dernier volet du spectacle : Boum, de Charles Trenet. Marie-Claude se balançait, le dos presque collé à la baraque, sur les chorus instrumentaux qui précédaient leur grand final, tandis qu’ils s’avançaient à petits  pas swingués jusqu’à toucher les spectateurs, et…

 

   Boooûm ! le monde entier fait boum

   Tout-t’avec-lui-dit-boum

   Quand notre cœur fait boum-boum

   Boum je n’entends que boum boum

   Ça fait toujours boum boum boum

   Brrrroûoûoûm… Boum !

 

   Tout s’acheva dans des trémoussements et des tortillements  frénétiques qui électrisèrent leur public.

   Une grande perche de Saint-Ouen (Saint-Ouen "Les Puces", très exactement, comme le spécifiait son tee-shirt) se pencha vers son rejeton, lequel manifestait un enthousiasme bruyant, pour savoir si ça lui plairait de danser comme les messieurs quand il aurait l’âge adéquat.

   - Ah ouais alors ! si on est pas obligé d’être Arabe.

   - Il promet, votre tchiot ! apprécia une voisine.

   - Il est en avance d’une classe, confia fièrement la mother.

   Il y avait là, pressée dans les effluves d’ambre solaire bon marché, la fine crème de la communauté franco-française ! De la masse adipeuse à revendre sous les shorts et les chemisettes. Des auréoles qui enjolivaient les aisselles. Les actualités télé avaient fait leur effet.

   La chose s’était ainsi faite :

   Un premier couple de curieux, après s’être cassé le nez sur le périmètre interdit, avait reconnu au retour les protagonistes du drame affairés devant leur baraque. On aurait pu se contenter d’échanger quelques mots, de leur signer un autographe et accepter, en conclusion, de se faire prendre en photo, mais non ! Il avait fallu que la môme, en repérant leur caméscope, les convainque de mettre en boîte une partie de leur répète. Et voilà ! D’une famille de curieux à l’autre, ils étaient à présent pas loin d’une vingtaine.

   Pour Marie-Claude, c’était tout bénéfice : au visionnage, elle avait eu confirmation d’une prestation d’ensemble impeccable. Plus le soulagement de voir ses deux biquets pas désarçonnés pour un rond par la présence d’un public. Par-dessus tout, ce qui ne pouvait pas tromper, l’emballement et la gaieté de chacun.

 

   On consentit à bisser Boum de bon cœur.

   En place ! Attention !… La courte attaque syncopée des cuivres, et :

 

   La pendule fait tic-tac-tic-tic

   Les oiseaux du lac pic-pac-pic-pic

   Glou glou glou font tous les dindons

   Et la jolie cloche ding din don

   Mais boum ! quand notre cœur fait boum

   Tout-t’avec lui dit boum

   Et c’est l’amour qui s’éveille…

 

   Les gamins en étaient encore à faire des tic-tic, des pic-pac, des glou glou, des ding dong et des boum, dansant joyeusement à contretemps.

   …

   Tout a changé depuis hier et la rue

   A des yeux qui regardent aux fenêtres

   Y a du lilas et y a des mains tendues

   Sur la mer le soleil va paraître…

 

   La masse bigarrée des adultes s’était à son tour animée et chaloupait comme un seul homme.

   …

   Le vent dans les bois fait hou hou hou

   La biche aux abois fait mêêêêê

   La vaisselle cassée fait fric fric frac

   Et les pieds mouillés font flic flic flac

   Mais boum ! quand notre cœur fait boum…

 

    Vu du ciel, cela devait faire un spectacle bien surprenant. La file des véhicules stationnés, la baraque, le trou de Lu et son monticule de terre, les trois danseurs et cette ébauche de foule mouvante au milieu d’un quasi-désert. Il y a trois jours, un hélicoptère emportait Tony. Aujourd’hui, le ciel était vide. On était entré dans une autre sphère du temps. Lu, en tout cas. 

Partager cet article
Repost0
14 juin 2012 4 14 /06 /juin /2012 23:05

 

37

 

   10 h. du matin. Ciel bas. Entre baraque et motor-home, Lu finit pensivement son café. Il s’est accoudé à la table. Le transistor diffuse en sourdine un air de là-bas.

   C’est Marie-Claude qui a émergé la première, Momo sur ses talons, à s’étirer et à bâiller, empli de son assurance ridicule de coq.

   - Inutile que je demande si vous avez assez dormi ! Je vous réchauffe du café ?

   - Je peux t’accompagner pour t’aider ?

   - Ça ne me dérange pas, ma poulette… Tu sais où sont les fruits, la confiture, etc.

   - Lu, je voulais te dire, ça m’a fait tout drôle sans toi !

   - C’était pas bien, juste Momo et toi ?

   - Oh si ! Ce que j’ai profité ! si tu savais… Il…

   - Je ne veux pas savoir, je ne suis pas ta mère !

   - Mais, écoute ! C’était un truc bizarre, je te jure. C’était lui et en même temps c’était toi ! Tu comprends ?

   - Un fantasme : tu devrais connaître ça, ma cocotte !

   - Oh, ne sois pas méchant, Lu ! je suis très sérieuse. C’est lui qui me baisait, mais c’était toi. Toi.

   - Et après ! Tu auras réussi la même performance qu’hier, mais sans moi, voilà tout.

   - Non, c’était beaucoup mieux qu’hier, justement ! comme si vous étiez deux dans le même, tu vois ?

   - Alors de quoi tu te plains, ma beauté ?

   - Mais de rien, Lu. Il me semble que j’aurais préféré que ce soit toi plutôt que lui, c’est tout.

   - Tu es mignonne, toi ! Et tu voudrais peut-être qu’on réessaie en tête à tête pour comparer ? Il n’est pas dit que ça fonctionnera, ma belle !

   - Je voudrais bien savoir. Tu promets ?

   - Si tu y tiens vraiment…

   - Pas aujourd’hui, d’accord ?

   - Oh ça ! pas aujourd’hui. Allez, le café a bouilli, désolé ! Je prends les bols et les cuillères, tu te charges du reste ?

   - Vous en avez mis du temps, tous les deux ! J’ai le droit de savoir ?

    - Secrets de famille ! dit Marie-Claude. 

Partager cet article
Repost0
10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 23:05

 

34

 

   La môme s’était perchée dans le maxi caddie et, le buste projeté en avant comme une figure de proue, faisait un caprice bruyant pour qu’un de ses papas la pousse !

   Momo et Lu se consultèrent afin d’examiner la plausibilité de cette paternité encombrante… Désolés, ma jolie, aucun élément ne collait ! le moindre des obstacles étant qu’il leur était inconcevable d’avoir une progéniture aussi tarée.

   - C’est drôle deux minutes, Marie ! avait accordé Lu. Mais t’en as pas marre, à la fin ?

   -  Nan ! et ze veux une suçu ! s’entêta-t-elle.

   On courait au-devant de l’incident, c’était palpable, car autour d’eux il y avait une réprobation grandissante dans l’air. De l’autochtone ulcéré, fulminant ! Où qu’on aille, aujourd’hui c’était ça : partout l’invasion maghrébine ! Toute tentation de xénophobie écartée, il fallait bien se rendre à la réalité : une race querelleuse et braillarde, plus prolifique que les rats, qui empoisonnait l’existence ! Le comble, constatez par vous- même ! est qu’ils contaminent à présent la belle herbe montante de notre pré carré gaulois.

 

   - Oui, vous, messieurs ! Je peux vous demander d’arrêter ça ? Vous n’êtes pas dans un manège.

   Voilà ce qu’on avait gagné avec ses bêtises : l’intervention d’un immense black badgé, condescendant, que c’était pas autorisé, sur ma mère ! Est-ce que l’un d’eux s’était permis de demander au bamboula si on était dans un zoo ? Ce n’était pas l’envie, pourtant, qui manquait à Momo :

   - C’est parce qu’on est bronzés que vous nous parlez comme ça ? s’attacha-t-il à rétorquer calmement.

   La môme avait sauté de son chariot : quand on lui réclamait les choses avec courtoisie ! Elle était tout miel, tout sourire, tout écœurante de suavité. Ses couillons de biquets étaient si inutilement susceptibles, ce bêta de Momo surtout !

   - Si vous saviez, monsieur ! Ils arrêtent pas tous les deux de vouloir tout le temps que je leur fasse des choses dégoûtantes et il font rien que m’embêter.

   - Dites, mon brave, puisque j’ai l’avantage de vous avoir sous la main, l’orge perlé, on trouve ça dans quel rayon ? coupa Lu prudemment.

   C’était d’une civilité inattaquable. Marie-Claude était déjà passée devant, indiquant ostensiblement en cela qu’elle se désolidarisait de leurs bassesses.

   …

   - Par ici les chéris ! C’est génial, vous avez les honneurs de la presse.

   Elle leur déplia une gazette sous le nez pour leur permettre de découvrir l’encadré à la une :

   L’AVEN TRAGIQUE, en page 3.

   En page 3, leur photo sous un titre :

   DISPARITION EN MER.

   La photo était floue, Dieu merci ! Pros jusqu’au bout des ongles, les journaleux : à se planter, autant ne pas faire les choses à moitié !

  

   - Dire qu’il y a des ploucs pour qui c’est la détente de la semaine ! râlait Momo.

   Ils étaient dans la queue depuis pas loin de vingt minutes. Caisse 9. C’était pas mieux aux autres ! Une ouverte sur trois en moyenne. De quoi finir d’énerver Marie-Claude qui leur avait déjà fait paumer cinq places, au bas mot ! en essayant, contre toute sagesse, de s’imposer à la caisse rapide. Refoulés, qu’ils avaient été ! Bafoués ! Moins de 10 articles, c’était écrit, non ? Ils savaient pas lire comme tout le monde ? Et grâce à qui encore, je vous le demande ? Est-ce qu’on avait besoin de tous ces trucs inutiles qu’elle leur avait fait ajouter ?

   Pour ce qui est de lire, ils avaient le temps maintenant : des affiches du style UN CLIENT C’EST SACRÉ ! C’était de la provocation ou quoi ? Momo était au bout du bout de sa patience. Et parallèlement, la placidité étalée par presque toutes ces âmes ménagères l’intriguait. C’était possible ça ? Sa voisine de devant, par exemple. De dos la quarantaine, le cheveu propre, de gentils bourrelets autour du soutien-gorge. Il se pencha vers son oreille, histoire de tester :

   - Ça vous dirait qu’on fasse l’amour pour patienter ?

   Ah ben, il manquait pas d’air celui-là ! Elle s’était tournée pour découvrir le phénomène.

   Houmpf ! Oh, le strabisme dramatique ! On pouvait pas deviner des misères pareilles, se désola Momo qui ne savait à quel œil se fier.

   Elle le détaillait, ce nonobstant, avec une curiosité amusée :

   - Merci, j’ai mon chéri à la maison ! fit-elle en conclusion, dans un sourire tout empreint d’indulgence.

   Ouf ! Tant mieux, tant mieux !

 

   À la sortie des caisses une petite brasserie ouvrait largement sa façade à l’angle de la galerie marchande. Trois solides piliers de comptoir étaient déjà à l’apéro. Autour d’un guéridon,  deux tourtereaux négligeaient leur café pour se boire des yeux. Deux mères, décorées dans le genre manège à bijoux, investissaient deux tables avec trois chiards obèses qui s’empiffraient de crème glacée italienne. La télé allumée.

   - J’ai la pépie, mes agnelets ! claironna Marie-Claude. Salut, Étienne, deux pressions, un tango !

   - Salut, ma belle. On a sorti la garde rapprochée ?

   - C’est mon corps de ballet, lourdaud !

   - Eh ben, je vois que le balai manquera pas de manches, ma belle ! Le tango, argentin comme d’hab ?

   - Puis non, tiens ! une mauresque pour changer.

   - Et une danse du ventre, une !

   - Va pas égarer ton neurone dans les méandres de l’oued, mon bon Étienne ! Je jurerais pas que tu en aies un de secours.

   - Ah, c’est facile de faire de la peine !

   - On essaie de se mettre au diapason, pas vrai ? Tu nous sers ça à la table du fond ?

   -Y avait pas d’autre crémerie où se poser ? lui souffla Momo à l’oreille. Il est aussi spirituel qu’une enclume !

   - Spiritueux ! marmonna Lu, pour rester dans le ton.

   - Légèrement con sur les bords ! mais il a le cœur sur la main, plaida Marie en sa faveur comme si elle avait été commise d’office.

   - C’est pas tellement hygiénique ! grogna Momo

   - Quoi donc ?

   La môme s’était déjà assise, l’esprit ailleurs, les yeux rivés sur l’écran de télé.

 

   « En léger différé, c’était notre envoyé spécial depuis le lieu du drame. Nous passons maintenant à la page des sports… »

   La petite assemblée reluquait les vedettes de l’info régionale avec une insistance que Lu jugea instinctivement malséante. On avait été bons, ça il disait pas non ! De là à ce qu’on les regarde comme des bêtes curieuses : on ne les avait pas primés au comice agricole ! Momo pondérait sans passion le bilan de l’affaire : quarante-six secondes, montre en main, voilà ce que leur quart d’heure de célébrité partagée avait duré. Décevant ! Marie-Claude bichait, pas gênée pour un rond. Fière de ses biquets !

   - Je savais pas que tu faisais dans le people, à présent ! lança Étienne.

   - Il y a beaucoup de choses que tu sais pas, mon bon. Je te conseille de faire un saut au Shehrazade samedi soir, ça t’ouvrira des horizons !

   Pas plus découragé que ça par les remontrances faussement embarrassées de sa mère, un des morveux, encore barbouillé de glace, vint réclamer une photo déquicassée en essuyant consciencieusement ses doigts poisseux sur leur table.

   - Le stock est épuisé, mon chéri. Tu veux que les messieurs te signent quand même un autographe ? proposa princièrement Marie-Claude.

   - Ben ouais ! Un chaque chaque !

   Lu lui signa obligeamment le buvard de son demi : Fred Astaire. Momo, pour ne pas être en reste, le sien : Ginger Rogers. Il l’aurait volontiers enrichi d’une crotte de nez, mais il ne trouva pas ce qu’il fallait sous l’index. Bien, on avait assez donné comme ça !

   - Je dois combien, Étienne ?

   - C’est toi qui paies, ma belle ? Un maximum !

   - Tu as raison, ça te donnera l’occasion d’inaugurer mon ardoise. Je te la dédicace quand tu veux !

   - Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras : c’est la tournée de la maison, ma belle !

    Le statut de vedette n’était pas dépourvu d’avantages, reconnut Lu, mais c’est pas ça qui allait avancer sa chorba ! 

Partager cet article
Repost0
5 juin 2012 2 05 /06 /juin /2012 23:05

 

31

 

   Elle ne voulait pas en démordre : c’était le Paradis terrestre ! Qu’est-ce qu’il aurait fallu de plus ? Le soleil, le ciel bleu ? Ils avaient l’un et l’autre, et pour eux seuls, avec les parfums du romarin et de la farigoule ! Le moindre pépiement d’un piaf, perceptible ! Ah, doux Jésus, le luxe de ce calme ! Réellement, est-ce que ses deux biquets avaient bien conscience de leur chance ? Qu’aurait-on pu y ajouter ? Un tout petit nuage blanc joliment dessiné, pour la déco ? Non, décemment, on ne pouvait pas exiger davantage lorsqu’on savait l’état de misère du monde ! Son papa qui disait : L’Éden ? c’est la cabane au fond du jardin à gauche, ma fille ! Pauvre homme, s’il avait eu la félicité de connaître un lieu tellement idyllique !… Très franchement, elle se voyait sans malaise dans la peau d’Ève.

   Ils finissaient de partager leur dînette frugale. Lu s’apprêtait à débarrasser les couverts. Le Paradis ? Adam et Ève ? L’idée de se remettre dans la carcasse du premier homme ne l’enthousiasmait pas du tout. De plus, il y avait un sérieux hic que la môme sautait insouciamment à pieds joints : Adam et Ève n’étaient pas trois, et les emmerdements qui s’en étaient pourtant suivis avaient été suffisamment sévères comme ça !

   - Je t’arrête là, ma jolie ! Ève ne s’appelait pas Ève, mais Lucy, jugea-t-il bon de la tuyauter doctement…

   - Oh yes! Lucy in the sky with diamonds ! La fiancée d’Yves Coppens, je me trompe?… Va savoir, mon doudou, c’était peut-être son nom de guerre en tant que pute à elle aussi !

   - …Et elle était sans doute affreusement poilue ! insista Lu.

   - C’est peut-être pour ça que je raffole des bananes ! plaisanta-t-elle, avec un sourire infernal.

   Indécrottable, voilà ce qu’elle était ! Après tout, était-ce une considération dramatique ? Il se laissait aller présentement à des idées qui auraient fait rougir un bonobo !

    Momo n’aspirait qu’à faire une sieste… disons trois quarts d’heure maxi, ça ne dérangerait personne ? Papote que papote ! leurs bavardages interminables l’assommaient. La gamine était adorable et bourrée de tonus, d’accord ! mais elle le soûlait autant qu’une perruche. Il avait besoin de vrai calme ! Parce que le Paradis perdu, depuis qu’elle avait débarqué, c’était vraiment cela : le calme ! 

Partager cet article
Repost0